à TABLE | ARTICLE 2
Vin et gastronomie :
l'accord parfait ?

- 31.50.2023
- Regards croisés
Eric Beaumard, chef sommelier du Georges V depuis plus de 20 ans et auréolé de multiples récompenses, partage son point de vue sur les liens qui unissent vin et gastronomie, dans un entretien marqué par la passion enjouée qui le caractérise.

Quand on parle de gastronomie, l’idée d’accorder mets et vins semble incontournable. D’où vient ce lien selon vous ?
Je crois que le vin a une relation intime avec notre civilisation et en particulier avec la culture française. En ce qui concerne le vin et la gastronomie, l’association est immuable. Les préparations culinaires sont un équilibre gustatif que le vin magnifie. En étant consommé de façon raisonnable, le vin contribue au plaisir de la gastronomie et favorise le contentement.
Sans être dogmatique, les grands vins rouges, en particulier de Bordeaux, fonctionnent parfaitement bien avec les plats qui ont de l’ampleur, de la succulence, alors que l’eau aurait tendance à les affadir.
"C’est une question d’hédonisme : le vin sublime la cuisine."

Que cherche-t-on en accompagnant un repas gastronomique avec un grand vin ?
On recherche d’abord le plaisir tout simplement ! Ce qui est agréable, provoque des émotions. Tout cela est très subjectif, car il y a beaucoup de paramètres dans la dégustation.
La cuisine apporte des sensations gustatives et tactiles superbes, que les associations avec des vins amplifient, pour de grands voyages émotionnels.
En tout cas ce n’est pas l’excès qui aide à la jouissance, il faut savoir être pondéré et privilégier la qualité.

Que suggérez-vous de choisir en premier : le vin ou le plat ?
Idéalement je dirais qu’il est préférable d’élaborer un plat à partir d’un vin, c’est plus ludique et c’est ce que j’aime faire quand j’en ai la possibilité.
Mais c’est plus facile à réaliser chez soi qu’au restaurant ! Dans ce cas, le sommelier propose toujours plusieurs vins à partir du menu choisi.
Après quelques questions simples et discrètes sur les goûts et le budget, il peut faire des suggestions et orienter pour choisir un vin adapté, surtout sans imposer car le goût est personnel et les possibilités sont nombreuses.
Faut-il suivre des règles d’accords mets et vins ou peut-on laisser libre cours à son instinct ?
Il n’y a pas d’impair ! L’intérêt, c’est d’essayer. Parfois cela fonctionne moins bien mais il ne faut pas être dogmatique. Le goût est très personnel, c’est de l’ordre de l’intime, cela dépend de l’éducation, des sens, du moment. On peut même beaucoup aimer quelque chose et puis s’en lasser. Ce qui est important c’est de laisser cours à une liberté de choix, ne pas être trop conservateur.
On est souvent influencé par les autres, mais même si le cadre rassure, il ne faut pas avoir peur d’aller vers des sentiers nouveaux.
Comment être sûr de ne pas se tromper ? y a-t-il des associations à bannir ?
Il n’y a pas de grosse erreur, et il ne faut surtout pas s’enfermer. Mais il y a en effet des choses qui fonctionnent mieux que d’autres. C’est une question de physiologie du goût, décrite par Brillat Savarin au début du XIXe siècle et on sait que certains accords sont périlleux, voire rédhibitoires.
Par exemple on sait que les protéines du lait ne s’accordent pas bien avec les tanins, tout comme l’aquosité d’un bouillon ou l’amertume. Mais j’insiste : il ne faut pas être dogmatique car cela dépend de la manière dont on travaille les produits. Un petit artichaut violet bien préparé pourra être magnifique avec un vin rouge, il ne faut pas se l’interdire et faire confiance au chef !
Et puis il faut aussi tenir compte de la personnalité des vins : on ne peut pas comparer la puissance d’un 2010 ou 2015, avec l’élégance d’un 2012, c’est pourquoi tous les accords ne fonctionnent pas aussi bien.

Parfois on reproche aux professionnels d’avoir un jargon technique un peu intimidant, partagez-vous cette impression ?
C’est vrai que les professionnels ont tendance à utiliser un jargon, par orgueil ou parce que c’est grisant d’avoir la connaissance. Mais c’est trop. Aujourd’hui les sommeliers ont compris que le client attend souvent qu’on lui raconte une histoire et c’est une fierté de partager ses connaissances.
Et puis le goût se forme, il y a des amateurs qui dégustent très bien et ont de très bonnes intuitions, il ne faut pas hésiter à se former.

Quelles seraient vos suggestions pour casser les codes habituels des accords mets et vins ?
Je dirais de prendre des chemins de traverse, en choisissant un vin qui est en lui-même iconoclaste, qui sort de l’ordinaire. Je pense à des vins dits « exotiques » comme un vin orange ou des vins mutés comme le Jerez. Là on peut avoir des accords remarquables et inattendus. Il y a aussi des associations exceptionnelles avec de vieux champagnes.
A Bordeaux on est assez classique, les vins rouges ont souvent besoin d’un cadre plus gansé. On peut cependant créer la surprise avec de grands rouges en les associant avec des préparations de légumes, c’est très intéressant. Le sucré est souvent un piège complexe, mais si on maitrise les plats et les vins, on peut avoir de très beaux accords.

Quelle est votre meilleur souvenir de dégustation ?
J’ai plein de souvenirs, qui sont une succession de bons moments. Je me souviens d’une Chartreuse 1910 bue avec les moines, d’un jéroboam de Charles Heidsieck 1989, d’un Krug 1929, d’un Clicquot 1959…
Mais mon souvenir le plus fort, c’est un diner avec mon père et mon beau-père en 1990 autour d’une bouteille de Romanée Conti 1969. Tout était au rendez-vous et je me rappelle parfaitement ce moment.
"Finalement dans le lien entre grands crus et gastronomie tout est lié et tout participe à créer un moment mémorable :
le vin, la cuisine, le lieu, les convives, l’humeur."

Quel a été votre plus grande émotion gastronomique ?
Sans hésiter une timbale de spaghettis à la truffe de Christian Le Squer avec un Ermitage Cathelin de chez Jean-Louis Chave, un 1995. Un très grand accord.
J’ai été également transporté par une pomme de terre grandissime de Michel Guérard lors d’un diner à Vinexpo. Préparée avec du hareng fumé et du caviar et servie avec un Haut Brion blanc 2012 en magnum, c’était exceptionnel, même fulgurant ! Dans les deux cas, un plat en apparence simple, mais exécuté admirablement et avec de très grands vins.
Finalement dans le lien entre grands crus et gastronomie tout est lié et tout participe à créer un moment mémorable : le vin, la cuisine, le lieu, les convives, l’humeur. Tout cela fait partie du plaisir et de l’émotion.
Nous suivre
@chateautroplongmondot









