La mémoire | article 3
La dégustation, une affaire de mémoire

- 20.15.2021
- Regards croisés
Comment fonctionne notre mémoire, quand il s’agit de déguster ? Éclairage avec le neurobiologiste Gabriel Lepousez, chercheur à l’Unité « Perception et mémoire » de l’Institut Pasteur et co-fondateur de « l’Ecole du Nez ».

Quel est le rôle de la mémoire dans la dégustation ?
La mémoire est fondamentale dans la dégustation. Sans elle, chaque gorgée dégustée serait une perpétuelle nouveauté.
Quand on déguste un vin, la mémoire est aussitôt engagée pour effectuer un travail de reconnaissance. À chaque fois que je sens un arôme, mon cerveau travaille tout de suite pour essayer de le reconnaître. C’est-à-dire « connaître à nouveau » : je vais comparer l’information qui vient de mes organes sensoriels à l’information que j’ai gravée en mémoire. Dans le métier de dégustateur, notre expérience passée gravée dans notre mémoire nous permet de mieux analyser le présent et d’anticiper le futur.

Les neurosciences ont permis de montrer que les émotions et la mémoire sont imbriquées. Quel est leur lien ?
L’émotion, qu’elle soit positive ou négative, est extrêmement puissante pour graver un souvenir. On se rappelle d’autant mieux un fait qu’il est associé à une charge émotionnelle importante. Par exemple, chacun se souvient de ce qu’il faisait quand il a appris les événements du 11 septembre 2001, alors qu’on ne se rappelle plus ce qu’on avait fait le jour qui précédait. Autrement dit, un souvenir sera d’autant plus durable qu’il sera associé à une émotion forte.
Dans le cas d’une information olfactive, c’est encore plus vrai, car le sens de l’odorat a la particularité d’activer dans le cerveau à la fois le siège de la mémoire et celui des émotions. C’est ce qui explique que les odeurs sont si susceptibles de rappeler des souvenirs : elles sollicitent les émotions, et qui dit émotion dit souvenir puissant et persistant.
C’est une force du système olfactif : il réveille à la fois le système rationnel et le système émotionnel.
"Quand on déguste un vin, la mémoire est aussitôt engagée pour effectuer un travail de reconnaissance."

Comment cela se traduit-il quand on déguste un vin ?
Il y a un paradoxe dans la perception olfactive : avant même de pouvoir identifier et décrire une odeur, nous sommes capables de dire si cette odeur nous plaît ou non. En effet, l’information olfactive est directement envoyée et traitée par le siège des émotions, en parallèle d’un chemin plus lent vers le siège de notre mémoire olfactive. Entre ces deux voies d’analyse, c’est plutôt le cheminement émotionnel qui est privilégié chez un jeune dégustateur quand il goûte un vin : il réagit de manière purement hédonique, émet un jugement de valeur en exprimant « j’aime ou je n’aime pas ». Mais, paradoxalement, il ne parvient pas à précisément qualifier ce qu’il apprécie. Faute de pouvoir verbaliser ses préférences, il ne pourra pas le partager.
L’émotion est donc un outil pour l’apprentissage de la dégustation mais la qualité d’un vin ne peut se résoudre qu’à une simple émotion de plaisir. L’émotion doit être le support pour mieux stocker les dimensions sensorielles du vin dans notre mémoire. D’autant plus que, dans ce travail d’analyse et de reconnaissance du vin, le plus difficile, ce n’est pas d’acquérir et de stocker des éléments en mémoire, c’est de les retrouver dans notre mémoire et de les mobiliser.
C’est ce qui distingue l’expert du novice ?
Tout à fait. La force de l’expert, c’est la richesse de sa mémoire et sa capacité à rappeler cette mémoire. En effet, après des années d’expertise, son cerveau a construit une mémoire riche, précise et organisée, ainsi qu’une capacité à activer les deux chemins de connexion vers la mémoire : celui des émotions et celui de l’analyse. En s’appuyant sur ces deux modes de pensée, il va multiplier les moyens d’accès à sa mémoire et aux associations établies : j’ai déjà rencontré cette odeur et elle me rappelle telle situation, tel lieu, telle personne… c’est le mécanisme de rappel.
Dès qu’il goûte, l’expert compare : il fait travailler sa mémoire et s’appuie notamment sur les émotions ressenties pour connecter les éléments entre eux et identifier ce qui compose un vin.
Certains experts préfèrent parfois privilégier une démarche purement analytique, en mettant en avant uniquement les caractéristiques analytiques de ce qu’il déguste tout en mettant de côté l’émotion subjective que leur procure la dégustation.

L’expert serait-il plus à même de partager sa dégustation ?
C’est plus compliqué que cela, car le partage des mots du vin nécessite l’établissement d’un langage commun et d’une mémoire commune. Dans le travail de mémoire du vin, nous associons des goûts ou des odeurs à des mots, à des descripteurs. Or comment être sûr qu’un descripteur donné évoque le même objet, la même mémoire de cet objet chez différents dégustateurs qui ont chacun un vécu, une culture et une expérience propre ?
L’homme dispose de 400 capteurs olfactifs de base. C’est vertigineux en termes de capacité de codage et de discrimination ! Par contre, on ne peut pas avoir 400 mots pour décrire chacune de ces dimensions olfactives. À défaut de pouvoir être parfaitement objectif, on cherche à rapprocher ce qu’on sent à des éléments déjà enregistrés dans notre cerveau et qui servent d’unité de référence.
Le problème, c’est que le référentiel n’est pas le même suivant les personnes ou les cultures. Lors d’une dégustation à Hong Kong, je me suis heurté à cette problématique. J’ai réalisé que ce que j’identifiais clairement comme une odeur de poivron vert était associé par les participants à de la racine de ginseng. Les deux ont en effet des composants chimiques communs qui évoquent la même odeur. Mais les dégustateurs asiatiques n’étaient pas familiers du poivron, comme je ne le suis pas du ginseng, donc nos cerveaux ne procédaient pas à la même association. Voilà la limite de la description d’un vin : ce jour-là, Européen ou Asiatique, notre mémoire associative n’était pas la même et notre analyse divergeait, nous ne parlions pas le même langage aromatique.
"L’homme dispose de 400 capteurs olfactifs de base.
C’est vertigineux en termes de capacité de codage et de discrimination !"

Quelles sont les clés pour améliorer sa mémoire et mieux déguster ?
Le challenge n’est pas d’acquérir des références et des données en mémoire, mais de pouvoir les rappeler, c’est-à-dire utiliser ses acquis avec précision et sans confusion pour mieux analyser la situation présente.
La « neuro-œnologie » montre que l’art de la dégustation est un travail qui requiert un organe essentiel : le cerveau. Un dégustateur novice n’a pas organisé et optimisé sa mémoire, c’est en partie pour cela qu’il a du mal à associer les odeurs à des souvenirs. L’expert au contraire a la capacité de rappeler avec précision un élément mémorisé, de correctement le distinguer d’un autre élément proche et de le verbaliser. C’est une question d’entraînement.
Il faut nourrir sa mémoire en répétant les dégustations et sans négliger aucun détail, aucune information. Comme tout organe, on peut l’entraîner et l’optimiser. Plus on déguste, plus les chemins d’accès à la mémoire vont être optimisés et plus il sera facile de retrouver la connexion vers un souvenir donné. Le cerveau va aussi multiplier les voies d’entrée pour accéder à la mémoire en créant des associations multisensorielles : les aspects émotionnels, olfactifs, visuels, gustatifs, tactiles, contextuels… Ainsi il va utiliser ces associations pour mieux récupérer l’ensemble des informations stockées pour un vin donné.

Pourquoi faut-il déguster plusieurs fois un même vin pour mieux s’en souvenir ?
Une des découvertes majeures des dix dernières années en neurosciences, c’est d’avoir compris les mécanismes à l’œuvre entre l’acquisition des connaissances et leur rappel, durant la phase dite de consolidation. Consolider sa mémoire, c’est répéter le rappel d’une information afin de rendre sa mémoire efficace à long terme. Ce processus est mis en jeu aussi pendant le sommeil : alors que les récepteurs sensoriels sont au repos, le cerveau est très actif et procède à de multiples répétitions des informations accumulées dans la journée pour en consolider la mémoire.
C’est donc un point essentiel du travail de dégustation. Plus on « muscle » sa mémoire par l’entraînement, plus on gagne en performance. C’est un élément important de confiance en ses capacités de dégustateur et de manière indirecte, un autre moyen de gagner en plaisir et de créer des émotions positives lors de la dégustation.
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