LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE DANS LA VITICULTURE
L'économiste Alain Grandjean, spécialiste de la transition énergétique, apporte son éclairage sur ces enjeux.
Source photo : FNH.
Pourquoi parle-t-on d'urgence climatique ?
Le changement climatique est dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Ce qu’on observe, depuis 200 ans, a une cause anthropique. Certes le climat a changé sur la planète depuis 4,5 milliards d’années et par des causes naturelles. Mais ce dont on parle, c’est d’un changement très récent, caractérisé notamment par une augmentation des températures moyennes planétaires.
Il ne fait plus aucun doute que ce sont les émissions de GES qui expliquent cette augmentation d’un peu plus d’un degré depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Et il y a urgence car les émissions de GES augmentent de façon exponentielle. La hausse n’est pas linéaire : plus on avance dans le temps, plus la hausse est importante. Ce n’est pas parce qu’on a pris un degré en un siècle qu’on va continuer à ce rythme. Les projections tendancielles montrent qu’à ce rythme, les hausses de température pourraient atteindre d’ici la fin du siècle les 3 à 5 degrés… une ampleur de variation observée lors des changements d’ère climatique. C’est 100 fois plus vite qu’une évolution naturelle.
Quels sont les effets de cette hausse des températures ?
Chaque année, on constate les effets néfastes des hausses de température. C’est d’autant plus notable qu’on ne parle pas d’une variation de quelques degrés sur une journée mais d’une augmentation moyenne à l’échelle de la planète. Si l’on compare cela avec le corps humain, on se rend bien compte qu’une augmentation corporelle de 2, 3, 4 degrés, c’est colossal. C’est une bonne image pour différencier la variation de température de l’augmentation moyenne.
Par ailleurs, les effets sont cumulatifs. Le CO2, qui est le principal GES, stagne très longtemps dans l’atmosphère, donc l’effet de serre augmente en permanence car les gaz se surajoutent. Il y a une forme d’inertie : les émissions actuelles se cumulent avec les émissions passées et la concentration augmente, créant le changement climatique. Pour toutes ces raisons, il faut agir vite et tout faire pour que la baisse soit forte et immédiate.
Que prévoient les modèles climatiques ?
Les modèles climatiques font des simulations du climat futur à partir de scénarios possibles. Ce ne sont pas des prévisions au sens strict mais des projections qui permettent d’imaginer ce qui peut advenir. Nous constatons déjà qu’une augmentation de 1 degré provoque des bouleversements bien visibles. Au-delà, ce sera encore pire. Une augmentation des températures moyennes supérieure à 2 degrés par rapport à la fin du XIXe siècle, risque de produire des phénomènes climatiques non maîtrisés. C’est la raison pour laquelle la communauté scientifique pousse pour que l’augmentation soit limitée à 2 degrés maximum.
Les projections montrent que de larges zones de la planète deviendront invivables pour les êtres humains, au sens strict : trop chaudes et trop humides ou au contraire en grande sécheresse et sans eau. Le corps humain ne peut pas résister face à ces extrêmes.
De même, les écosystèmes ne sont pas capables de s’adapter à des évolutions climatiques aussi rapides. Le panorama global est assez effrayant : tout cela peut créer des déséquilibres économiques et géopolitiques -avec des déplacements de population par exemple- et engendrer de grandes inégalités. Avec 2 degrés de hausse, le monde sera sans aucun doute encore plus inégalitaire qu’aujourd’hui mais devrait cependant être vivable.
Il y a réellement urgence à agir car chaque demi-degré compte. Les modèles scientifiques sont clairs : la décennie 2020-2030 est déterminante, sans quoi nous n’atteindrons pas les Accords de Paris et nous n’arriverons pas à limiter à 2 degrés.
Qu'en est-il pour la viticulture ?
L’agriculture au sens large est un secteur particulièrement concerné par le changement climatique. Elle est en première ligne : d’un côté car elle est une des causes du dérèglement climatique -c’est une activité fortement émettrice, responsable de 20 à 25% des GES. Mais d’un autre coté elle en subit les effets, avec la transformation du climat. La viticulture en particulier y est très sensible. On voit depuis plusieurs années un décalage des saisons et une précocité du cycle végétatif : chacun a pu observer ces dernières années un redoux qui favorise l’éclosion des bourgeons, qui sont alors exposés au gel. On voit aussi les effets des variations de températures et des phénomènes climatiques violents plus fréquents et plus intenses. Enfin la chaleur fait monter le degré d’alcool, ce qui ne correspond ni à la règlementation ni au goût.
La conversion à un mode de culture plus durable est une nécessité. Mais il y a une réelle injustice car même si, individuellement, on fait des efforts pour limiter ses émissions de GES, on subit tout de même les conséquences du dérèglement climatique. Donc la décarbonation de l’activité viti-vinicole est nécessaire mais elle ne règle pas tout.
Que peut-on mettre en place ?
Il faut atténuer son impact. Les actions sont génériques : elles comprennent les émissions liées directement à l’activité mais aussi, et c’est plus compliqué, les émissions indirectes, celles de ses clients et fournisseurs. Il faut aussi réfléchir aux façons de s’adapter pour ne pas trop subir : changer ses méthodes de culture, de vinification. Parfois les solutions peuvent être couteuses, mais sur le long terme elles sont bénéfiques.
On peut aujourd’hui bénéficier d’études ciblées et localisées, pour répondre aux particularités des territoires et avoir une adaptation spécifique. Et les projections météo sont de plus en plus fiables, ce qui permet de mieux réagir aux aléas. Si on raisonne à dix ou vingt ans, et considérant que le climat est déjà déterminé, c’est tout de suite qu’il faut travailler avec les agronomes, les œnologues et tous les experts qui interprètent les projections climatiques pour trouver des solutions pour s’adapter. C’est d’autant plus vrai que la vigne est un secteur long, où les modifications de culture prennent plusieurs années.
Peut-on être optimiste ?
Le mouvement en France est bien parti, même s’il y a parfois plus de freins que d’envies. Les émissions ne sont pas toujours volontaires et conscientes, elles viennent de nos habitudes, de nos modes de vie et de consommation. Le premier frein à lever est celui des habitudes : on a beau être informé, on continue souvent à agir de la même manière. Au niveau individuel, on tombe souvent aussi sur des limites financières. On n’a pas forcément le budget pour remplacer le véhicule qui est dans notre garage même si on sait qu’on devrait !
Pour cela il faut que l’Etat, les collectivités, avec des politiques incitatives, réussissent à convaincre, à obtenir l’adhésion de la population, à la fois en encourageant les bons comportements et en sanctionnant les dérives. Le Haut Conseil pour le Climat insiste sur la nécessité d’une prise de conscience de la population, car on croit encore trop que le changement climatique est loin ou moindre. Il faut accepter de baisser ses émissions pour faire sa part, même si on sait que c’est insuffisant et qu’il reste des incertitudes. Si tout le monde se considère passager clandestin, fait comme si de rien n’était et compte sur les autres, on ne pourra pas progresser. C’est une question d’intérêt collectif : il faut faire sa part même si le résultat final ne dépend pas que de soi. On peut réussir à améliorer la situation, il faut être véritablement déterminé à changer les choses.
Alain Grandjean est docteur en économie de l’environnement. Reconnu pour son expertise, il exerce depuis plus de 20 ans comme consultant, et a participé ou présidé plusieurs commissions gouvernementales, fondations ou groupes de réflexion. Co-fondateur et associé de Carbone4, il accompagne les entreprises dans la réduction de leur empreinte carbone. Il est notamment membre du Haut conseil pour le climat, créé en 2018 pour apporter un éclairage indépendant sur la politique du gouvernement en matière de climat.
Entretien réalisé le 28 octobre 2021.